Si l’Allemagne avait prolongé son nucléaire

La décarbonation accélérée


Une brève histoire du nucléaire allemand

L’énergie nucléaire s’est développée en Allemagne de l’Ouest comme dans la plupart des grands pays occidentaux dès le milieu des années 1960. Le développement est certes moins ambitieux qu’en France mais plus important qu’au Royaume-Uni. En 1980 la puissance installée est de 8.500 MWe. Elle sera portée à son maximum dès 1990 avec 22.100 MWe pour ensuite plafonner jusqu’en 2000. Siemens jouera un rôle clé en construisant les 19 réacteurs présents sur le sol de l’Allemagne de l’Ouest.

En Allemagne de l’Est, il y eût un développement plus modeste basé sur la technologie VVER soviétique. Fin 1989 6 réacteurs, pour un total de 2.100 MWe étaient en activité et un complexe de 1.300 MWe en construction (Stendal) mais fin 1990 tous ces réacteurs étaient mis hors service.

Dès le début de son développement le nucléaire a rencontré une opposition forte en Allemagne de l’Ouest basée en bonne partie sur l’assimilation entre nucléaire civil et nucléaire militaire et sur les craintes fortes suscitées par l’usage potentiel de l’arme atomique à la fin de la 2ème guerre mondiale. Le développement de nouveaux réacteurs fût rapidement arrêté : c’est en 1982 que débutèrent la construction des deux derniers réacteurs (Konvooi) qui furent mis en service en 1988 et 1989. 

Cette opposition se traduisit par la décision du gouvernement Schröder (SPD-Grünen) de sortir du nucléaire en 2022 et de développer massivement les énergies renouvelables : l’objectif était d’atteindre 10% de la production électrique dès 2010. Deux réacteurs furent fermés à Stade (2003) et Obrigheim (2005). 

Début 2011 le gouvernement Merkel (CDU/CSU-Libéraux du FDP) décide, en réponse aux préoccupations quant à la sécurité d’approvisionnement, de reporter de 12 ans la sortie du nucléaire, soit en 2034. Mais l’accident-catastrophe de Fukushima, le 11 mars 2011, rebattra les cartes et dès le mois de mai le gouvernement Merkel confirmera l’arrêt du nucléaire en 2022 mais aussi l’arrêt rapide des 8 réacteurs (sur 17) mis en service avant 1981.

Un ultime débat fût rouvert en 2022 suite à la guerre d’Ukraine. Ce débat conduisit à une ultime prolongation au-delà de 2022 de 3 réacteurs (Emsland, Isar et Neckarwestheim) qui furent mis à l’arrêt le 15 avril 2023.

Le nucléaire a cependant représenté longtemps une part significative de la production électrique allemande comme le montre le graphique. Du début des années 1980 jusqu’en 2000 le charbon et la lignite (de 60% à 50%) et le nucléaire (environ 30%) ont assuré l’essentiel de la production. A partir de 2000 le recul du nucléaire a été compensé par le développement des nouveaux renouvelables : c’est ainsi qu’en 2010, les nouveaux renouvelables ont représenté 13% du total de l’électricité (plus que l’objectif du gouvernement Schröder de 10%) faisant plus que compenser le recul du nucléaire (-7%).

De 2010 à 2023 l’arrêt progressif du nucléaire a été plus que compensé par le développement des nouveaux renouvelables qui ont représenté en 2023 plus de la moitié de la production d’électricité. On note cependant deux rebonds temporaires du charbon : de 2011 à 2013 où il a fallu compenser la fermeture de 8 réacteurs et en 2021 et 2022 suite à la guerre en Ukraine et à la nécessité de réduire l’usage du gaz. Mais ces deux rebonds, souvent mis en évidence en France, sont des arbres qui cachent la forêt : de 2010 à 2023 la part du charbon dans la production d’électricité allemande a diminué de 18%.


Et si l’Allemagne avait gardé ses centrales nucléaires ?

Il est cependant indispensable de s’interroger : quel aurait été le rythme de décarbonation de l’électricité allemande (et donc aussi de l’énergie) si l’Allemagne avait gardé ses centrales ? 

Nous nous sommes livrés à un exercice ceteris paribus qui consiste à partir de quelques hypothèses :

  • à partir de 2011 l’Allemagne maintient en activité tous ses réacteurs jusqu’à 45 ans de durée d’exploitation (principe qu’avait retenu initialement le gouvernement Merkel) (scénario N45)
  • les nouveaux renouvelables se développent aussi rapidement que dans le scénario d’arrêt du nucléaire
  • la production d’électricité s’établit au même niveau que la réalité observée
  • le nucléaire remplace d’abord le charbon et la lignite et, ensuite, le gaz (hypothèse plausible pour les gestionnaires de réseau électrique).

Regardons directement le graphique de la répartition de la production d’électricité par sources pour pouvoir le comparer au précédent. 

au lieu de 24% dans le scénario d’arrêt du nucléaire. La part d’électricité décarbonée monte à 79% en 2023 (donc 51% de nouveaux renouvelables et 21% de nucléaire) contre seulement 62% dans le scénario d’arrêt du nucléaire.

Les 17 réacteurs en activité en 2011 restent tous en activité jusqu’au début 2020. Ce n’est qu’en 2020 qu’un premier réacteur (Biblis 1) est arrêté. En 2025 11 réacteurs sont encore en activité et 4 en 2030. Le dernier réacteur (Neckarwestheim 2) est fermé début 2034. 

Le scénario a le mérite d’éclairer sur ce qu’aurait pu être une trajectoire de décarbonation rapide de la production d’électricité en Allemagne grâce au maintien en acticité du parc nucléaire existant en 2011. Il faut cependant garder à l’esprit deux réserves socio-politiques majeures :

  • l’opposition au nucléaire a toujours été forte et large en Allemagne y compris dans certains milieux économiques et suite à l’accident ou catastrophe de Fukushima la pression pour la sortie en 2022 était difficilement résistible
  • le maintien en activité de centrales et de mines de charbon et de lignite était un sujet socialement et politiquement explosif en particulier dans certaines régions en déclin économique.


Une trajectoire de décarbonation rapide

Le graphique des émissions de CO2 par kWh produit met en évidence l’opportunité de décarbonation qu’aurait représenté pour l’(Allemagne le maintien en activité de ses réacteurs. 

On se rappellera qu’en 2000 la production électrique allemande est fortement basée sur le charbon (51%) : rien de surprenant à ce que les émissions s’élèvent à 559 gCO2/kWh soit 37% de plus que la moyenne de l’UE+UK (407 gCO2/kWh) et 8,5 fois plus que la France (66 gCO2/kWh). En 2010 la situation s’est à peine améliorée : 495 gCO2/kWh en Allemagne, toujours 40% de plus que la moyenne de l’UE+UK (353) et 7,8 fois plus que la France (63). 

Dans la réalité la situation s’améliore fortement de 2010 à 2023 : malgré une légère remontée de 2011 à 2013 et une remontée significative en 2021-2022, une baisse rapide de l’intensité carbone de l’électricité est observée sous l’effet du développement des nouveaux renouvelables malgré l’arrêt progressif du nucléaire. En 2019 les émissions de la production d’électricité en Allemagne sont de 370 gCO2/kWh soit 34% de moins qu’en 2000 mais toujours 45% de plus que la moyenne de l’UE+UK et plus de 8 fois que la France. Et en 2023 les émissions sont estimées à 305-310 gCO2/kWh soit 45% de moins qu’en 2000. Le progrès est important mais il reste beaucoup à faire. 

Le scénario N45 (maintien du nucléaire) permet d’aller beaucoup plus vite. Dès 2019 l’intensité carbone de la production d’électricité allemande descend à 255 gCO2/kWh soit 54% de moins qu’en 2000 et au niveau de la moyenne européenne. En 2023, sous l’effet du rapide développement des nouveaux renouvelables, le niveau de 140 gCO2/kWh aurait été atteint, soit 75% de moins qu’en 2000, et dès 2028-2029 le niveau allemand aurait rejoint la performance française (moins de 50 gCO2/kWh). Il faudra vraisemblablement attendre 2035 dans la trajectoire actuelle.

Globalement, de manière cumulée, sur la période 2012-2034 (23 ans) les émissions auraient été réduites d’un peu plus de 1,3 milliards de tonnes de CO2 soit deux fois les émissions allemandes de CO2 en 2022.

Un mythe franco-belge : le retour du charbon allemand

Le constat est clair : la prolongation du nucléaire allemand aurait eu un impact climatique positif significatif et ce pour autant que cette prolongation n’ait pas fait obstacle au développement des nouveaux renouvelables. Cette condition est forte et, au vu de certaines épisodes de la guerre de religions énergétique, pas évidente.

Il n’est pas possible de conclure cette analyse sans évoquer brièvement le mythe franco-belge du retour du charbon allemand. Le mythe s’est créé dès 2012 et reste aujourd’hui, en 2024, bien vivace. Il est accompagné d’autres mythes français : la décision de l’Allemagne d’abandonner le nucléaire s’est accompagnée de la nécessité d’importer massivement de l’électricité, la fermeture de Fessenheim a conduit à rouvrir des centrales au charbon françaises, etc.

La lecture de quelques citations est bien utile pour comprendre l’ampleur du mythe. 

« . . .si c’est pour transformer, comme l’a fait l’Allemagne récemment, les centrales nucléaires en les remplaçant par des centrales à charbon, c’est évidemment une absurdité. On remplace Charybde par Scylla, il faut les remplacer par du solaire, de l’éolien et des économies d’énergies. »

Jacques Attali, interview sur Europe 1, 08.01.2012

« Quand je vois que les Allemands viennent de rouvrir toutes les centrales à charbon qui envoient leurs particules jusqu’à Paris, qui nous inondent… »

Nicolas Sarkozy, 3ème débat primaire de la droite, 17.11.2016

«J’assume la défense du nucléaire, car je ne rouvrirai pas des centrales à charbon comme en Allemagne»

Emmanuel Macron, discours de campagne, 06.04.2017

« Les émissions de CO2 en Allemagne ont augmenté en 2016 pour la deuxième année consécutive. La raison:  les centrales nucléaires sont progressivement fermées et remplacées par des centrales à charbon et au gaz. »

Forum nucléaire belge, 23.01.2017

Bien sûr, Jacques Attali a raison. C’est d’ailleurs, nous l’avons vu, ce qu’a fait effectivement l’Allemagne : le nucléaire y a été remplacé par du solaire, de l’éolien et des  économies d’énergie. Et, nous l’avons vu, de 2010 à 2023 le charbon a reculé significativement dans la production d’électricité allemande. En 2016 et 2017, Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron, prononçaient des assertions simplement non conformes à la réalité. 

Assurons-nous en particulier de l’exactitude de l’assertion du Forum nucléaire belge sur les émissions de CO2 en Allemagne. S’il est exact qu’en 2015 et 2016 les émissions de CO2 ont augmenté en Allemagne (respectivement de 0,4% et de 0,5%), l’imputer au secteur électrique est inexact puisque les émissions dues à la production d’électricité ont baissé ces années-là (respectivement de 0,3% et de 0,7%)[1]. L’assertion du Forum Nucléaire belge est tout aussi inexacte.

Si l’on analyse l’évolution sur longue période, les émissions de CO2 imputables en Allemagne à la production d’électricité sont passées de 313 MTCO2 en 2010 à 228 MTCO2 en 2022 (réduction de 85 MTCO2 de 2010 à 2022). Dans le même temps les émissions globales en Allemagne sont passées de 831 MTCO2 en 2010 à 666 MTCO2 en 2022 (réduction de 165 MTCO2 de 2010 à 2022) : la baisse imputable au secteur électrique correspond à 52% la totalité de la baisse d’émission de CO2. La décarbonation du secteur électrique a été un élément déterminant de la transition énergétique allemande.

Gardons-nous donc des mythes et en particulier de celui-ci.


En synthèse

1°) Si l’Allemagne avait décidé de prolonger son nucléaire en 2011, sans ralentir le développement des nouveaux renouvelables, l’impact en terme de décarbonation de la production d’électricité aurait été significatif.

2°) Les émissions de CO2 par kWh auraient pu être réduites en 2023 de 75% par rapport à 2000 contre 45% dans la réalité.

3°) Les émissions cumulées auraient été réduites de 1,3 milliards de tonnes de CO2 soit deux fois les émissions de 2022.

4°) Décider de prolonger le nucléaire en 2011, après Fukushima, était très difficile, d’un point de vue socio-politique, vu l’opposition historique au nucléaire mais aussi le poids du charbon dans certaines régions allemandes.

5°) Il existe, en France et en Belgique, une vision sur la transition énergétique allemande, qui ressort plus du mythe que de la réalité que livrent faits et chiffres.


© Michel Allé
Février 2024