Small is beautiful ?
Qu’est-ce qu’un « Small Modular Reactor » ?
De son émergence jusqu’au début du XXIème siècle le développement de l’énergie nucléaire a été caractérisé par une augmentation constante de la taille des réacteurs : les économies d’échelle devaient permettre de diminuer le coût moyen au kWe installé et, en conséquence, au kWh produit. L’augmentation de la taille a d’abord produit les effets attendus mais les limites de l’effet d’échelle se sont aussi révélés : c’est ainsi que le coût moyen au kWe des réacteurs français du palier 1.450 MWe est plus élevé que celui du palier 1.300 MWe, à son tour plus élevé que celui du palier 900 MWe. La complexité l’a emporté sur les économies d’échelle et l’effet de série (on construit un grand nombre de réacteurs identiques ou semblables) a été perdu.
C’est ainsi qu’a émergé, au début du XXIème siècle le concept de réacteur de petite taille (de 10 MWe à 100 voire, au maximum, 300 MWe) dont l’ingénierie permet la construction en usine et en série, les réacteurs étant ensuite expédiés sur les sites d’opération commerciale. La flexibilité est grande : la modularité permet de créer des centrales de moyenne à grande puissance en installant sur le même site un ensemble de modules mais l’on peut aussi décentraliser la production dans des zones géographiques aux besoins limités. Le tout en gardant l’effet d’échelle grâce à la production en série d’un grand nombre de modules et avec l’avantage additionnel d’un confinement plus aisé que les grands réacteurs grâce à un volume réduit qui peut être hermétiquement clos.
Nuscale : pionnier et leader mondial incontesté
Le concept de réacteur SMR commercial a été développé par une équipe de l’Oregon State University (OSE) et de l’Idaho National Laboratory (INL) financée par le département de l’énergie américain (DOE). L’équipe de recherche qui avait travaillé au développement de techniques de circulation passive de l’eau de refroidissement de réacteurs fonda Nuscale en 2007 qui leva les fonds à risque lui permettant de financer le développement et d’entamer dès 2008 le processus de certification auprès de l’agence de sûreté américaine (NRC).
La vie capitalistique de Nuscale, pionnier et leader mondial incontesté, ne fût pas un long fleuve tranquille. En 2011, son investisseur principal, Kenwood Group fût condamné pour un mécanisme de Ponzi sans lien aucun avec Nuscale et l’entreprise fût sauvée de lafaillite par Fluor Corporation, une entreprise texane diversifiée de construction et d’ingénierie avec un fort accent sur l’énergie (Fluor a également acheté le néerlandais Stork). Un dirigeant de Fluor, John Hopkins, devint en 2012 le CEO de Stork et l’est toujours fin 2023. Dès fin 2013 Nuscale bénéficie de co-financements du Département de l’Energie américain pour le développement et la certification des SMR (enveloppe de 440 Millions US$).
Fin 2021 Fluor Corporation communique avoir investi plus de 600 millions US$ dans Nuscale et en mai 2022 Nuscale est introduite en bourse de New-York au travers d’une fusion avec une SPAC (« Special-Purpose Acquisition Company ») ce qui lui permet de lever 380 millions US$ d’argent frais. La capitalisation boursière montera jusqu’à 1,14 milliards US$ en août 2022. Fin 2023 elle était réduite à 250 millions US$ mais fin juin 2024 elle était remontée à 1,03 milliards US$.
Les choix technologiques de Nuscale
La technologie de base est celle du réacteur à eau pressurisée, l’eau légère servant au refroidissement et, transformée en vapeur, à la génération d’électricité . Mais la faible puissance de chaque module et plusieurs choix majeurs de simplification rendent moins complexes et plus fiables les réacteurs :
- la circulation des liquides refroidissants (primaire et secondaire) s’effectue naturellement par convection et gravitation éliminant le recours à des pompes mécaniques
- les fonctions nucléaires sont concentrées dans un volume réduit permettant une herméticité totale de celles-ci
- la sûreté est assurée en plaçant les modules hermétiques dans des piscines enterrées dont le volume permet le refroidissement complet en cas d’incident
- la vapeur utilisée pour produire l’électricité dans un ensemble turbine-alternateur est intégralement récupérée après condensation et réutilisée dans le circuit secondaire du réacteur.
Le schéma du module illustre cette simplification et le confinement hermétiquement clos.
La taille du module standard de 77 MWe (en 2023) illustre cette simplification : 20 mètres de haut et un diamètre de 2,7 mètres. Soit 1% de l’espace requis pour un réacteur conventionnel de 1.000 MWe.
Du concept au projet industriel
Les modules peuvent être groupés par 4, 6 ou 12 unités permettant, sur base du module standard de 77 MWe de construire des centrales modulaires de 300 à 900 MWe. L’enterrement des piscines contenant les modules et la récupération intégrale de la vapeur assurant la production d’électricité donnent aux centrales l’image d’usine propre (sans enceintes de réacteur externes ni tours de refroidissement) comme l’illustre la vue du projet de première centrale initié par Nuscale aux Etats-Unis, le Carbon Free Power Project.
Le lecteur intéressé consultera utilement le site de Nuscale et la « smr-fact-sheet » publiée par l’entreprise.
Carbon Free Power Project, Idaho (CFPP)
C’est en novembre 2014 que Nuscale annonce la construction, avec mise en service à l’horizon 2023, de la première centrale nucléaire SMR aux USA. Le Carbon Free Power Project, doit être construit pour l’Utah Associated Municipal Power Systems (UAMPS). Le projet compte à l’origine 12 réacteurs de 50 puis 60 MWe pour une puissance totale de 720 MWe. En 2016 le site retenu est l’Idaho National Laboratory, un laboratoire du département fédéral de l’énergie créé en 1949.
En 2017, Nuscale soumet le projet à l’autorité de sûreté américaine, la NRC (Nuclear Regulatory Commission), pour une puissance réduite à 570 MWe, une mise en service fin 2026 et un coût total d’investissement de de 3 milliards US$ soit un coût de 5.250 US$2017/kWe. En 2020 le DOE (Department of Energy) annonce subsidier le projet à hauteur de 1,355 milliards US$. La mise en service est annoncée pour fin 2029 (1ère unité) à fin 2030 (12ème unité) et le prix, après subside, de l’électricité est alors estimé à 55 US$/MWh.
Ce prix est critique pour le projet. En effet la condition pour la décision finale d’investir est qu’un ensemble de municipalités et de fournisseurs d’électricité s’engagent dans le long terme à acquérir l’électricité produite au prix fixé. A 55 US$/MWh le prix est compétitif par rapport aux productions fossiles (charbon et gaz) et éolienne concurrentes. Fin juin 2021, les souscriptions restent cependant insuffisantes, 8 municipalités se sont retirées du projet et UAMPS décide de réduire la taille du projet le ramenant à 6 SMR de 77 MWe chacun pour une puissance totale de 462 MWe. Le prix annoncé reste alors fixé à 58 US$/MWh.
Une revue complète du coût du projet conduisant à une revision du coût de l’électricité est annoncée pour juin 2022. Il faudra cependant attendre janvier 2023 pour que le budget et le plan financier revus soient rendus publics : le coût du projet a été porté à 9,3 milliards US$ soit 20.100 US$/kWe, un quasi quadruplement par rapport au coût annoncé par Nuscale en 2017 et plus qu’un triplement en US$ constants. Le soutien public a été porté 4,2 Milliards US$, l’intervention de l’IRA (Inflation Reduction Act initié par le Président Biden) complétant les engagements antérieurs du DOE et représente 45% du total de l’investissement. Reste cependant un montant de 5,1 milliards US$ à couvrir par les municipalités associées à UAMPS. Le prix de l’électricité, après subside, est porté à 89 US$/MWh, l’impact de l’IRA étant estimé à au moins 30 US$/MWh et celui du subside du DOE à au moins 12 US$/MWh, portant le LCOE de l’électricité à minimum 130 US$/MWh.
En mars 2023, Nuscale annoncera être confiant sur la capacité de tripler le volume des souscriptions à l’horizon 2024 et l’équipe de projet continuera mois après mois jusqu’en octobre 2023 partager cet optimisme. Mais le 8 novembre 2023, UAMPS et Nuscale annoncent renoncer de commun accord au Carbon Free Power Project faute de souscriptions suffisantes d’utilisateurs.
La suite de Nuscale
Malgré cet abandon, le CEO de NuScale, John Hopkins, a annoncé rester confiant sur les perspectives futures de l’entreprise en se basant sur :
- la certification de l’autorité de sûreté américaine (NRC) obtenue en 2020 pour le module de 50 MWe en 2020
- la fabrication des modules a été lancée début 2023 dans les usines du coréen Doosan
- les projets sur lesquels travaillent l’entreprise : alimentation de Data Centers dans l’Ohio et en Pennsylvanie (Standard Power), la décarbonation d’une aciérie en Caroline du Nord, le remplacement de centrales à charbon en Pologne (KGMH) et en Roumanie.
On gardera un œil attentif sur l’évolution de Nuscale mai, en tout état de cause, aucun de ses projets ne se matérialisera avant 2030.
D’autres filières pour les SMR ?
L’abandon du Carbon Free Power Project, projet phare de Nuscale a soulevé une avalanche de réactions allant de la condamnation définitive de la voie des SMR pour relancer le nucléaire à la critique technologique axée sur la nécessité absolue de recourir à d’autres voies radicalement différentes pour développer avec succès des petits réacteurs modulaires :
- les réacteurs graphite(modérateur)-gaz(refroidisseur) (réacteur HTR-PM « pebble-bed » chinois de 200 MWe[1] connecté en décembre 2021)
- les réacteurs rapides refroidis au Sodium (projets Terrapower soutenu par Bill Gates au Wyoming, avec un projet de 350 MWe à l’horizon 2030 et ARC-100 au Canada)
- les réacteurs à neutrons rapides inspirés des surgénérateurs refroidis au plomb, pour éviter les risques liés au sodium (développement de Newcleo en France, Italie et Royaume-Uni avec un prototype de 30 MWe annoncé pour 2030)
[1] Aucune donnée ex-post du coût du réacteur HTR-PM mis en service en décembre 2021 n’est disponible. Des estimations ont été publiées de 2007 à 2017 mais elles ne peuvent être corroborées faute de données ex-post.
Des leçons à retenir ?
De Nuscale il faut retenir que malgré le choix d’une technologie éprouvée, le réacteur PWR, et la simplification grâce au choix de la modularité et tout en ayant obtenu la certification de l’autorité de sûreté américaine, le développement initié dans les années 2000 et s’appuyant sur projet concret soutenu dans la durée par un producteur d’électricité, UAMPS, n’a pu se traduire dans le début d’un investissement concret en 2023. Le coût du nouveau nucléaire proposé par Nuscale, malgré une subsidiation à 45% du coût de l’investissement, a fait obstacle à ce que les municipalités et fournisseurs intéressés s’engagent sur le projet CFPP. Le coût au kWe et, en conséquence, le LCOE au MWh du nouveau nucléaire SMR sont resté, à ce stade, non compétitif.
Les autres développements de SMR se basent sur des technologies moins éprouvées. Ils visent à disposer de démonstrateurs ou de prototypes annoncés en 2023 à l’horizon 2030. L’incertitude sur leur coût industriel ne sera levée que progressivement une fois les démonstrateurs ou prototypes opérationnels. Baser en 2023 une stratégie de décarbonation à coût compétitif de la production d’électricité à partir de SMR relève de la pure spéculation.
Faut-il pour autant exclure tout effort de Recherche-Développement sur les SMR. Non, bien sûr mais avec lucidité sur les incertitudes technologiques et économiques et surtout sur le temps long de développement : dans le meilleur des cas la maturité industrielle n’interviendra pas avant 2040.
© Michel Allé
Décembre 2023 – mis à jour en juin 2024