Décryptage
Un auteur prolifique
Spécialiste des réseaux électriques, professeur à l’Université de Liège, Damien Ernst apparait dans le paysage médiatique belge francophone en 2013 lorsqu’un risque de black-out semble menacer le pays. Auteur et communicateur prolifique il se prononce sur ses domaines d’expertise mais aussi au-delà, des mécanismes de propagation et de gestion du Covid à la gestion des inondations en pays de Liège en 2021.
Convaincu du pouvoir des technologies à résoudre à elles seules les problématiques climatiques et énergétiques, un de ses sujets de prédilection est la création d’un réseau électrique mondial susceptible d’apporter dans les zones d’intense consommation l’électricité produite avec un impact environnemental minime dans des zones peu peuplées. Les idées (voire les projets) font rêver :
- produire de l’électricité éolienne au Groenland pour alimenter le cœur de l’Europe ou le Nord-Est des USA, directement ou après transformation en hydrogène
- produire de l’électricité photovoltaïque au Sahara et dans la Péninsule Arabique pour alimenter l’Europe, l’Asie du Sud et du Sud-Est ou encore les zones africaines densément peuplées, là aussi au travers d’un réseau mondial ou après conversion en molécules.
J’avais découvert en 2020 la communication « Nuclear dreaming reality » faite en 2019 par Damien Ernst en 2019. Elle couvre beaucoup de sujets :
- les projets nucléaires abandonnés (le réacteur rapide refroidi au sodium Astrid en France, le surgénérateur Kalkar en Allemagne)
- le hit-parade des réacteurs nucléaires les moins chers (de Flamanville à la Chine et la Russie)
- les trois stratégies pour réduire le coût du nucléaire : construire massivement des centrales pour bénéficier de l’effet d’échelle dans la même proportion que le photovoltaïque, innover avec les réacteurs « pebble-bed » (lit de boulets) ou à sel fondu, utiliser la chaleur résiduelle, par exemple pour le chauffage urbain
- le coût très compétitif du nucléaire (pour autant que le WACC soit égal à zéro)
- la capture du carbone et comment retourner à une densité de carbone dans l’atmosphère de l’ère pré-industrielle
- le stockage des déchets nucléaires ou, mieux, leur envoi sur la lune
- le potentiel maximum des renouvelable, limité pour l’éolien, bien plus ample pour le solaire en utilisant les déserts sahariens et autres
- enfin, solution idéale à plus long terme, la fusion nucléaire.
Mais, le cœur de la proposition de « Nuclear dreaming reality » m’a interpellé fortement. Découvrons-en ensemble les logiques.
Le lecteur intéressé trouvera la communication originale du professeur Ernst sur le site de l’Université de Liège.
Un concept simple : mettre le nucléaire là où personne n’habite
L’idée de base de « Nuclear dreaming reality » est de construire en grand nombre des réacteurs nucléaires là où personne n’habite : les confins de l’arctique (nord de l’Amérique et de la Russie), les côtes nord-ouest et sud-ouest de l’Afrique, l’Australie, etc. Fini les oppositions des populations, repoussés à distance les risques, éliminées les contraintes au développement du nucléaire.
Une carte (slide 22) illustre le concept.
Le Nord de la Russie est idéal pour alimenter l’Europe de l’Ouest, la Chine et l’Inde avec des interconnexions de 3.000 à 6.000 km. Dans la slide suivante (23) le potentiel est quantifié pour le nord de la Russie. Ses côtes font 12.000 km et l’on pourrait aisément construire 600 centrales de 4 EPR chacun soit au total 2.400 réacteurs pour une puissance totale de 3.840.000 MW (3.840 GW). On comparera l’ampleur à la puissance nucléaire installée fin 2023 (405 GW) : l’ambition n’est pas mince puisque le seul développement potentiel dans le nord de la Russie représenterait 9,5 fois le parc nucléaire mondial en 2023. Sur ces 2.400 réacteurs EPR, 400 à 500 en mesure de fournir annuellement 4.000 TWh permettraient d’assurer l’essentiel de l’approvisionnement électrique de l’Europe (70% à 80%) dans l’hypothèse d’une électrification forte.
Tout aussi simple : transporter l’électricité
L’électricité produite devra être transportée vers les lieux de consommation. Le Global Grid répondra aisément à la question. Vu les distances envisagées le transport se fera en courant continu et, afin de garder des coûts modérés, l’hypothèse est faite que les lignes électriques seront aériennes.
Le coût de l’infrastructure pour alimenter le cœur de l’Europe depuis le nord de la Russie (4.000 km au moins) a été calculé « sur le dos d’une enveloppe » (sans citation des sources pour les hypothèses) et est estimé à 220.000 €/km pour une puissance de 1.000 MW ce qui conduit à un coût de transmission de 2,83 €/MWh (sans actualisation). On s’interrogera judicieusement sur l’hypothèse de coût d’investissement retenue qui apparait 5 à 8 fois moins élevée que les chiffres publiés (RTE notamment en Europe, Minnesota Power notamment aux USA). En utilisant les chiffres publiés et en faisant calculé de coût actualisé (à un taux standard de 7%) on aboutit à un coût de transmission 10 à 15 fois plus élevé.
On peut aussi s’interroger sur l’hypothèse d’une interconnexion en courant continu aérienne, la plupart des projets en développement actuellement dans les pays développés étant souterrains.
Il n’en reste pas moins que l’auteur annonce, moyennant ses propres hypothèses de coût de production et de transmission, et calculs non actualisés un coût total, sortie réseau de transport, de 35,9 €/MWh à 49,2 €/MWh. Mais nous avons vu les limites de l’exercice.
Quid de l’indépendance énergétique ?
Lorsque éclata la crise énergétique consécutive à la guerre ouverte en Ukraine par la Russie, le professeur Damien Ernst fût un des plus vocaux à dénoncer la dépendance de l’Europe et singulièrement de l’Allemagne au gaz russe. Peut-on raisonnablement lui donner tort ? La réponse est naturellement non.
Mais on est aussi en droit de se poser la question du sens du Global Grid permettant d’assurer l’essentiel de l’approvisionnement électrique de l’Europe à partir de nucléaire situé dans le nord de la Russie. Quatre ans après la découverte de « Nuclear dreaming reality » je m’interroge encore !
© Michel Allé
Septembre 2024