Financer le nouveau nucléaire français

Du rôle de l’état dans l’investissement nucléaire


L’annonce de Belfort

En France, le processus des décisions publiques est assez vertical (en langage des affaires on dirait « top-down »).

C’est donc le Président Emmanuel Macron qui a pris la décision de construire 6 EPR2, voire 14. Le 10 février 2022, en pleine campagne électorale présidentielle, sur le site de General Electric Steam Power System à Belfort, il annonce un ensemble de décisions qui vont des économies d’énergie dans le bâtiment au lancement d’une grande filière hydrogène. 

Mais l’essentiel porte sur le mix électrique : rejetant dos-à-dos les scénari 100% nucléaire et 100% renouvelables, Emmanuel Macron annonce d’abord une croissance des renouvelables (mais moins que dans le reste de l’Europe). Le Président, se référant au Général DE GAULLE, au Président POMPIDOU et à Marcel BOÎTEUX (directeur général puis Président d’EDF de 1967 à 1987) et se basant sur les travaux de RTE et d’Agence Internationale de l’Energie, fait surtout deux annonces fortes quant au nouveau nucléaire : 

  • « Je souhaite que six EPR2 soient construits et que nous lancions les études sur la construction de 8 EPR2 additionnels. Nous avancerons ainsi par palier. »
  • « A côté de ces EPR, un appel à projets sera soutenu à hauteur d’un milliard d’euros par France 2030 et sera lancé pour faire émerger des petits réacteurs modulaires. »

Le Président s’engage plus loin car il précise : « EDF construira et exploitera les nouveaux EPR. Cette entreprise nationale de souveraineté qui est notre bien commun pourra compter sur le soutien de l’État pour sa solidité dans les mois, les années, les décennies qui viennent et pour mener à bien ce projet d’une ampleur inégalée depuis 40 ans et le faire dans les meilleures conditions financières et opérationnelles. Sur les plans financier et réglementaire, des financements publics massifs de plusieurs dizaines de milliards d’euros seront engagés afin de financer ce nouveau programme, ce qui permettra de préserver la situation financière d’EDF et de développer l’ensemble de la filière.».

Le cadre est donc fixé : le nouveau nucléaire français sera un projet d’Etat, confié à EDF, entreprise d’Etat, et très largement financé par l’Etat (les contribuables).

Ce schéma fait de la France, pour son nouveau nucléaire, une exception : projet d’Etat, réalisé par une entreprise d’Etat, largement subventionné. Même si d’autres pays envisagent également de subventionner le nouveau nucléaire (Royaume-Uni pour le projet Sizewell C, Hongrie pour le projet Paks II, Pologne, Pays-Bas). 

Pour les autres productions d’électricité et notamment les nouveaux renouvelables les nouvelles capacités électriques sont développées, partout en Europe y compris en France, par des opérateurs autonomes, essentiellement privés, qui se voient attribuer des licences ou concessions à l’issue d’appels d’offres. Ces opérateurs autonomes s’engagent à fournir l’électricité à un prix fixé (souvent indexé), résultat d’une mise en concurrence, et supportent l’essentiel des risques opérationnels et économiques. 

L’Etat joue certes partout un rôle pour inciter au développement des énergies décarbonées et réduire les risques économiques des opérateurs autonomes. Le soutien aux énergies décarbonées se fait via l’octroi de certificats verts ou de subventions ciblées. Dans de nombreux pays (Danemark, Pays-Bas, Royaume-Uni, etc.) les subventions, qui ont pu représenter dans le passé une part significative des montants investis, ont été réduites ou ont disparu. Le mécanisme de réduction de risque est le plus souvent le « Contract for Difference » (CfD) : l’opérateur soumissionne à un niveau de prix, se voit rémunéré par l’Etat si le prix de marché est inférieur au prix de la soumission et doit rembourser l’Etat si le prix de marché est supérieur au prix de la soumission. Le modèle peut laisser une part de risque à l’opérateur en pratiquant un « cap and floor » : dans un tunnel de prix de marché le risque reste supporté par l’opérateur.

Pour comprendre l’exception française il est d’abord utile de positionner le coût du nouveau nucléaire (coût d’investissement « overnight » et LCOE) et sa compétitivité par rapport aux sources alternatives. Il faudra ensuite comprendre le modèle de financement envisagé par le gouvernement français et les raisons du financement de plusieurs dizaines de milliards d’euros annoncé par le Président Macron.


Le coût du nouveau nucléaire français

La page du site « Le coût du nouveau nucléaire : les sources » fournit le détail de la recherche que résument deux graphiques.Le premier présente le coût d’investissement « overnight » par kWe en euros constants de 2020 utilisé dans le processus de décision pour le nouveau nucléaire français et compare ce coût à celui observé pour les EPR de Flamanville (France) et d’Hinkley Point C (Royaume-Uni) développés par EDF. 

Analysons l’évolution du coût prévu pour les 6 EPR2 :

  • le budget initial pour 6 EPR2 annoncé par EDF en mars 2019 s’élève à 43,9 milliards €2020 (4.577 €2020/kWe). Il est déjà 32% plus élevé que le coût utilisé pour l’EPR français en 2020 dans l’étude du coût de l’électricité (LCOE) de l’AIE 
  • en juillet 2020 les experts du gouvernement français se basent sur une première réestimation d’EDF, fin 2019, et d’un audit de Roland Berger pour l’étude « Nouveau Nucléaire français » (non publiée – diffusée par Contexte). Le coût est estimé à 49,2 milliards €2020 (5.121 €2020/kWe)
  • RTE, le gestionnaire français du réseau électrique, a été amené à utiliser ce coût moyen de 5.100 €2020/kWe pour l’étude « Futurs énergétiques 2050 » (2021). Le rapport précise que « Pour intégrer les hypothèses de coûts les plus récentes et les plus robustes (…) RTE s’est appuyé sur les évaluations communiquées par les pouvoirs publics dans le cadre de la concertation(…) »
  • en octobre 2021 l’étude du gouvernement « Travaux relatifs au nouveau nucléaire » (non publiée – diffusée par Contexte) retient une fourchette de 5.396 €2020/kWe (budget de base EDF revu) à 6.677 €2020/kWe (scénario dégradé)
  • le rapport « Travaux relatifs au nouveau nucléaire » sera rendu public en février 2022 avec une fourchette de 5.396 à 5.865 €2020/kWe sans évocation du scénario dégradé
  • en février 2024 le journal Les Echos rend publique une nouvelle estimation du budget de base d’EDF à 67,1 milliards € soit 64,0 milliards €2020 ou 6.200 €2020/kWe en hausse, en euros constants, de 30% par rapport à l’estimation de juillet 2020 
  • ce dernier coût reste cependant 30% moins élevé que le coût communiqué par EDF en 2023 pour Flamanville et 49% inférieur au coût communiqué début 2024 pour Hinkley Point C.

Le deuxième graphique présente le coût complet de l’électricité (LCOE) qui découle des différentes hypothèses de coût d’investissement. 

Le coût résultant des hypothèses retenues dans l’étude LCOE de l’AIE de 2020, 63 €2020/kWe, rendait le nouveau nucléaire compétitif, sans subvention, par rapport aux autres sources pour une production de base de surcroît pilotable. La réalité observée (Flamanville, Hinkley Point C), 153 à 187 €2020/kWe de coût moyen, et les estimations pour les EPR2, de 95 €2020/kWe en 2020 à 122 €2020/kWe en 2024, conduit à une équation économique et financière fort différente. L’intégration des EPR2 au coût anticipé conduirait à une augmentation significative des tarifs de l’électricité pour les consommateurs. Une subvention significative est indispensable et ce d’autant plus que le seul opérateur envisagé pour l’EPR2, EDF, est surendetté.


Compétitivité du nouveau nucléaire

Avant d’analyser les mécanismes de soutien public envisagés en France pour réaliser le nouveau nucléaire et leur ampleur, positionnons le coût des différentes sources de production d’électricité. Nous utiliserons à cette fin le coût complet (LCOE). Dans la page « 100% renouvelables » (à publier en avril 2024) nous traitons le coût de système qui intègre les investissements dans les réseaux de transport et de distribution et les investissements de flexibilité requis pour les nouveaux renouvelables variables. Afin d’assurer le lecteur de l’objectivité nous n’avons pas retenu ici nos calculs mais les chiffres de l’étude LCOE+ de Lazard (2023) et de l’étude de RTE « Futurs énergétiques 2050 ».

Un troisième graphique reprend donc le coût complet moyen de l’électricité (LCOE) tel qu’estimé en 2023 par Lazard et transposé en €2020/kWe pour le nucléaire, l’éolien terrestre et le photovoltaïque industriel. Il reprend aussi les chiffres moyens de LCOE du rapport de RTE « Futurs énergétiques 2050 » tels que prévus en 2023 pour les mêmes sources de production. Il convient d’être attentif aux différences d’hypothèse entre les calculs de Lazard et ceux de RTE :

  • Lazard utilise pour le coût d’investissement (« overnight ») des données observées pour toutes les sources. Pour le nucléaire les réacteurs AP-1000 de Vogtle sont la référence
  • RTE utilise des données observées et prospectives pour l’éolien et le solaire et, comme on l’a vu, les évaluations communiquées par les pouvoirs publics pour les EPR2
  • Pour le nucléaire le coût moyen d’investissement utilisé par RTE est inférieur de 22% à celui retenu par Lazard (lequel est très proche de celui annoncé par les Echos en 2024)
  • Pour l’éolien terrestre et le PV industriel les coûts retenus par Lazard et RTE sont très proches
  • Lazard utilise un taux d’actualisation de 7%, généralement admis comme taux central dans les études internationales. RTE retient un taux central de 4% (pour le LCOE et le coût de système). Ce taux plus bas introduit un biais en faveur du nucléaire, plus intense en capital et à durée de construction longue. Nous y reviendrons dans la dernière section consacrée au cout de système. Pour être complet le graphique contient le calcul de RTE avec un taux d’actualisation de 7%.

La hiérarchie de coût est semblable dans l’étude Lazard et le rapport RTE. Mais il apparait que les hypothèses utilisées par RTE réduisent l’écart entre le nouveau nucléaire et les nouveaux renouvelables. Il faut comprendre maintenant pourquoi et comment l’Etat français doit engager des dizaines de mlilliards d’euros pour développer le nouveau nucléaire.


Le financement des 6 EPR2 par l’Etat français

Réalisé sous l’égide du Ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance, le rapport « Nouveau Nucléaire français – Restitution des travaux du Groupe de travail Financement, Régulation et Portage » (juillet 2020, non publié mais diffusé par Contexte) trace les structurations possibles pour le financement des 6 EPR2 avec les contraintes clés :

  • la maîtrise industrielle du programme par EDF, les réacteurs étant inscrits à son bilan
  • la trajectoire financière d’EDF avec un endettement élevé qui rend nécessaire une importante intervention de l’Etat sous forme de subventions d’investissement
  • les contraintes de notation financière d’EDF limitant sa capacité à être exposé aux risques de construction
  • la régulation qui devra être discutée avec la Commission européenne notamment en cas de mise en place de subventions et d’un Contract for Difference (CfD).

L’étude aboutit à un financement partagé par l’Etat et EDF au travers de 3 mécanismes :

  • en phase de construction une subvention d’une part du devis de base
  • une couverture des surcoûts de construction par rapport au devis de base
  • en phase d’exploitation le coût pour l’Etat du CfD si le prix de marché de l’électricité est inférieur au prix du CfD.

Le rapport met en évidence que plus la subvention par l’Etat du devis de base est élevée plus le prix du CfD est bas et plus le coût pour l’Etat en phase d’exploitation est fable. Inversément plus la subvention par l’Etat du devis de base est basse plus le prix du CfD est élevé et plus le coût pour l’Etat en phase d’exploitation est élevée.

Trois scénarios sont étudiés se différenciant par les conditions de partage des surcoûts entre l’Etat et EDF et par le taux de rémunération d’EDF sur le devis de base. Le cofinancement par l’Etat et EDF conduirait à ce que 54% du devis de base de 47,2 milliards €2018 soit financé par une subvention de l’Etat et 46% par EDF, la première paire de réacteur se voyant financer à 61% par l’Etat.

Moyennant cette subvention le prix (indexé) du CfD s’établirait à 57 €2018/MWh pour un taux de rentabilité interne de 7,5% pour EDF. On notera qu’à ce niveau, et sur base de perspectives raisonnables d’évolution du prix de l’électricité le Contract for Difference devrait être financièrement neutre pour l’Etat. 

Depuis ce rapport de juillet 2020 et jusqu’à début 2024 aucune décision en matière de financement des 6 EPR2 n’a été communiquée. On retient que le rapport « Travaux relatifs au nouveau nucléaire – PPE 2019-2028 » (février 2022, publié) se termine en indiquant : 

En juillet 2023 la Commission des affaires économiques de l’Assemblée Nationale auditionne Bruno Le Maire, ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, et Agnès Pannier-Runacher, ministre de la transition énergétique, sur le financement des nouveaux réacteurs nucléaires. Leurs déclarations font le point de la situation.

Après avoir rappelé les raisons du choix français pour le nucléaire (indépendance, climat, compétitivité économique) Bruno Le Maire fait état du coût du programme tel que prévu à cette date (51,7 milliards €2020) et indique : « À titre de comparaison, rappelons qu’entre 2011 et 2019, nous avons engagé 76 milliards d’euros dans les énergies renouvelables, financés sur fonds privés. ». Il précise immédiatement après : « Comment comptons-nous financer le nouveau nucléaire ? Tout d’abord, sachez que rien n’est arrêté. » et rappelle les contraintes essentielles :

  • « Il n’aura échappé à personne que la capacité d’emprunt d’EDF s’est extrêmement réduite puisque la dette d’EDF, qui a fortement augmenté à la suite de difficultés opérationnelles, atteint 65 milliards »
  • « L’investissement dans le nouveau nucléaire ne pourra pas être porté par EDF seul. »
  • « Le paramètre le plus important, pour tout projet de cette ampleur, est celui du coût du capital. L’État emprunte à dix ans à un taux de 3 %. »
  • « Le deuxième critère, très important lui aussi, est celui du coût acceptable pour la collectivité, qu’il s’agisse du consommateur ou du contribuable. »
  • « Enfin, il est possible d’accorder des subventions mais elles devront être conformes au régime des aides d’État, défini par l’Union européenne. »

Et il synthétise la structuration possible : « Les ressources d’EDF, même si elles sont limitées, en sont une (…). L’État pourrait également apporter des fonds, investissements en capital, dettes garanties, avances remboursables. Enfin, une partie du financement pourrait être supportée par le consommateur d’électricité (…). Ce schéma de régulation et de financement devra être précisé d’ici à la fin de l’année 2024 afin qu’EDF prenne formellement sa décision d’investissement. ».

En réponse aux interrogations du Président de la commission sur la capacité d’obtenir l’approbation de la Commission européenne pour un mécanisme incluant des subventions massives, Bruno Le Maire sur la faisabilité des subventions synthétise à nouveau les options possibles :

  • « les capacités financières d’EDF sont limitées : il faut donc conjuguer sa rentabilité avec le financement de ce nouveau programme »
  • « les capacités financières d’EDF sont limitées : il faut donc conjuguer sa rentabilité avec le financement de ce nouveau programme »
  • « On peut également envisager un prêt à taux zéro, c’est-à-dire une part de financement par l’État »
  • « Nous pourrions utiliser la dette de l’État (…). Le coût serait de l’ordre de 3 % par an »
  • « Nous pourrions avoir recours à la dette privée, avec un taux de rémunération de l’ordre de 5 % à 7 % par an. »
  • « Enfin, en utilisant les fonds propres d’EDF, le coût serait de 7 % à 10 % par an. Ce serait la solution logique, puisque c’est un programme qui permet à EDF d’augmenter son excédent brut d’exploitation, d’améliorer sa rentabilité. En revanche, le coût du capital est plus élevé. »

L’équation financière est donc complexe d’autant plus que le coût d’investissement n’a cessé d’augmenter et que la situation des finances publiques françaises est délicate. Pour que le coût du nouveau nucléaire ne pèse pas sur le prix payé par le consommateur il faut une intervention de l’Etat, c’est-à-dire des contribuables. La France ayant choisi et confirmé à plusieurs reprises sa politique de prix bas de l’électricité doit donc se tourner vers le contribuable (ou la dette publique) pour structurer le programme de 6 EPR2 voulu par le Président.

En faisant appel massivement au financement de l’Etat, le taux d’actualisation central de 4% utilisé notamment par RTE dans l’étude « Futurs énergétiques 2050 » est conforté. Comme l’écrit un de mes interlocuteurs français « Il est normal que RTE n’ait pas considéré un coût du capital aussi élevé puisqu’il a été identifié que ce coût devait être bas pour obtenir un coût du nouveau nucléaire raisonnable, et que l’Etat comme EDF ont pris des mesures pour s’en assurer. Notamment en renationalisant EDF. ». Le coût du nouveau nucléaire est donc rendu raisonnable par l’intervention financière massive de l’Etat.


En synthèse

1°) Le programme de nouveau nucléaire français résulte d’une volonté forte du Président Macron annoncée à Belfort en février 2022 : projet d’Etat, réalisé par une entreprise d’Etat, largement subventionné
2°) L’estimation du coût du programme de 6 EPR2 a augmenté de 30% entre juillet 2020 (étude « Nouveau Nucléaire français » et rapport RTE « Futurs énergétiques 2050 ») et début 2024 alors même que le design détaillé n’est pas finalisé
3°) Pour que le coût du nouveau nucléaire reste raisonnable une intervention significative de l’Etat (subventions, prêt à taux zéro, dette rémunérée de l’Etat) est indispensable
4°) En 2020 les experts de l’Etat ont étudié des scénarios faisant appel largement à des subventions (54% du coût d’investissement). Ces scénarios n’ont pas été confirmés à ce jour
5°) La décision relative au schéma de régulation et de financement est annoncée pour fin 2024 permettant à EDF de prendre formellement sa décision d’investissement
6°) L’intervention de l’Etat conforte l’utilisation d’un taux d’actualisation de 4% pour évaluer le coût du nucléaire, supérieur au taux de 7% à 8% utilisé généralement au plan international
7°) Il serait judicieux, pour la bonne information, que les calculs de coût complet (LCOE) et de coût système soient mis à jour, notamment par RTE, en intégrant le budget revu du programme et un taux d’actualisation sans subventions

© Michel Allé
Mars 2024