Carnet de route
Un voyage à hauts risques
« Le Belge a peur de la voiture électrique » (Trends, avril 2024). « La « range anxiety » est un des grains de sable dans le moteur de l’électromobilité » (BNP Paribas Fortis, janvier 2024). « Partir en vacances en voiture électrique : c’est « non » pour un Belge sur deux » (Le Soir, mars 2024).
La presse et les sondages nous ont prévenus. Avant d’entamer, début juillet, notre premier départ en vacances en voiture électrique nous devons nous attendre au pire : risque de panne « sèche », absence ou indisponibilité de bornes de recharge, temps de recharge excessifs, etc. Notre audace est cependant sans limite et le 5 juillet nous prenons la route de l’Italie.
Les notes de voyage
L’électronique de la voiture, sophistiquée mais pas trop, nous conseille dès le départ de Bruxelles une première recharge entre Metz et Strasbourg. Les bornes y sont rapides (300 kilowatts, kW) et nombreuses : la recharge pleine prend le temps d’un rapide déjeuner (pas vraiment digne de la gastronomie française). Le prix de l’électricité est considérablement plus élevé que la recharge directe par le réseau en Belgique qui est trois à quatre fois moins chère au kilomètre que l’essence : Engie nous facture le kilomètre-électrique presque au prix du kilomètre-essence. Le voyage se poursuit, en France, Suisse et Italie. L’équipement et la disponibilité en bornes super-rapides le long des autoroutes sont tout au long du voyage sans problème, l’électronique de la voiture nous conseille les bonnes étapes, la connexion aux bornes est toute simple. Une recharge de 50% nécessite 20 minutes, le temps d’un café. En Suisse, c’est moitié moins cher qu’en France et l’équipement des aires de service autoroutières est complété par celui de nombreux parkings secondaires (avec des bornes rapides). En Italie les aires de service sont toutes équipées mais le prix de l’électricité est encore plus élevé qu’en France : on n’est pas au pays de Ferrari pour rien.
Le village toscan qui nous héberge est lui, comme presque tous les villages voisins, équipé de bornes plus lentes : il faut 4 heures pour y recharger notre voiture mais nous nous connecterons là où nous résidons, approvisionnés par le photovoltaïque.
Le voyage de retour, fin août, s’entame donc sous des auspices bien plus favorables que ceux du voyage de départ même si nous décidons d’entamer le voyage un dimanche de grands retours. Nous suivons à nouveau les conseils du système de guidage de la voiture et tout se déroule comme annoncé. Le temps de recharge est bien plus court que les pertes de temps que nous font courir un chantier mal géré avant Milan (une heure et demie) et un beau détour en montagne suggéré par Waze pour éviter la longue attente à l’entrée tunnel du Gothard.
Lorsque la Belgique se rapproche nous faisons toujours confiance au système de guidage qui nous recommande une dernière brève recharge à Wanlin, à 100 km de Bruxelles sur l’autoroute E411 Luxembourg-Bruxelles. Un petit doute cependant car il ne semble y avoir que deux bornes pas très rapides (50 et 43 kW). Mais comme la station-service est gérée par TotalEnergies dont l’ambition est d’être un acteur majeur de la transition énergétique nous décidons de faire confiance.
A Wanlin une des deux bornes est en panne et un conducteur s’escrime sur la deuxième. Il repart dépité car impossible de se connecter. Nous ne pouvons faire que le même constat après 10 minutes et conseillons à un automobiliste hollandais anxieux de sortir de l’autoroute pour se ravitailler. Nous devons lui expliquer qu’à partir de la frontière luxembourgeoise la première borne sur l’autoroute se situe à 172 km, à Wavre, car l’aire suivante, à Aische-en-Refail, à 40 km de Bruxelles . . . n’a aucune borne de recharge. Pour notre part nous nous rabattons, en sortant de l’autoroute, sur la borne rapide du Lidl d’Eghezée où, après avoir complété quelques formulaires on-line, la recharge indispensable s’effectue.
Après le voyage sans problème en France, Suisse et Italie, la Wallonie apparait comme un désert électrique autoroutier. Et la curiosité est aiguisée : faits et chiffres doivent confirmer ou démentir.
Illustration cartographique : bornes rapides et super-rapides en Suisse, Nord de l’Italie et Wallonie
Le désert wallon (et le Plan de déploiement des bornes de recharge)
On dénombre sur les axes autoroutiers principaux en Wallonie 14 aires majeures de service dotées de stations-service délivrant des carburants. Cela fait donc, deux sens compris, 28 stations-service. Début septembre 2024, 7 de ces stations-service n’ont aucune borne de recharge électrique, 11 n’ont que des bornes lentes (maximum 50 kilowatts) et 10 des bornes rapides ou super-rapides (175 à 350 kW). Au total 46 bornes super-rapides (300 kW ou plus) équipent le réseau autoroutier de Wallonie. Quant aux tarifs ils sont au niveau élevé de la France et de l’Italie, voire plus (jusqu’à 1,34 €/kWh).
En comparaison les seuls sites de Capellen (au Luxembourg à 5 km de la Wallonie) et de La Sentinelle (à Valenciennes à 16 km de la Wallonie) disposent de 48 bornes super-rapides (de 475 kW au Luxembourg et 300 kW en France) soit plus que le total des bornes super-rapides sur les autoroutes wallonnes.
La Wallonie s’est pourtant saisie du problème puisque dès le 2 mars 2021 le Ministre Philippe Henry en charge du Climat, de l’Énergie, de la Mobilité et des Infrastructures annonçait : « Dans le cadre de son marché Infrastructures Basses Emissions, la SOFICO étudie ce problème à l’échelle du réseau concédé. J’ai récemment demandé à la SOFICO de me dresser un état des lieux des possibilités de déploiement afin d’évaluer les solutions qui pourront être mises en œuvre en termes de faisabilité techniques. Cet état des lieux nous permettra, je l’espère, de mener des actions précises sur le réseau structurant wallon. ».
La Wallonie adoptera donc, dans le cadre du « Plan de relance de la Wallonie » un ambitieux « Plan de déploiement des bornes de recharge pour les véhicules électriques » qui entrera en vigueur un an et demi plus tard, le 24 novembre 2022. Le plan part d’une analyse détaillée basée sur le parc de véhicules électriques immatriculé dans la région et sur ses perspectives et comprend des objectifs chiffrés. Pour le réseau routier structurant, dont les autoroutes, la région a confié la mission d’équipement à la SOFICO dont une des missions est de gérer les aires autoroutières et les parkings de co-voiturage. La SOFICO a, à son tour, confié une mission d’audit à un consultant aboutissant à une cartographie d’implantations pour bornes rapides prévoyant une quarantaine d’implantations de bornes rapides sur les autoroutes soit, deux sens compris, près de 80 points de service (Plan de déploiement page 12). Au total, routes nationales comprises, 115 implantations (87 rapides et 28 semi-rapides) sont identifiées (Plan de déploiement page 12).
Une échéance est même fixée pour l’ambition : « 1.000 points de chargement équivalent établis au 30 juin 2026 » (Plan de déploiement page 13). Encore faut-il comprendre qu’il s’agit de points de chargement équivalent, celui-ci valant 11 kilowatts (kW). L’ambition est donc d’installer 11.000 kW au 30 juin 2026 soit 63 bornes de 175 kW ou 37 bornes de 300kW. Et ce pour tout le réseau structurant wallon (autoroutes et routes nationales) ! Pour 87 implantations identifiées soit 174 sites, deux sens compris. Il y a manifestement un problème arithmétique ou logique dans la traduction des ambitions du plan de déploiement en objectifs chiffrés.
L’absence de logique est mise en évidence en comparant l’ambition chiffrée pour juin 2026, 11.000 kW, à la situation en septembre 2024, dont on a montré les insuffisances, 16.700 kW pour les seules aires autoroutières suite aux déploiements par les concessionnaires des stations-service existantes. Où est l’erreur ? La lecture attentive du Plan de déploiement complétée par les explications du Ministre Henry au Parlement wallon donne la clé : le plan a été basé sur le nombre de véhicules électriques immatriculés en Wallonie et ses perspectives en excluant le trafic de transit et sans intégrer les voitures en leasing immatriculées en Belgique essentiellement en Flandre. Rien d’étonnant que les ambitions chiffrées soient inadéquates par rapport aux besoins réels.
La SOFICO
Penchons-nous donc sur la SOFICO à qui a été confiée la mission de déployer les bornes électriques sur les autoroutes wallonnes. Rien de plus fiable que de consulter le site de l’organisme pour mieux comprendre. La page Aire autoroutières classifie les aires mais surtout contient une carte et une attrayante invitation :
Retrouvez la carte avec les différents services proposés sur nos aires autoroutières en cliquant ici
Ma curiosité ne sera pas satisfaite ce 7 septembre 2024 car en cliquant . . .
Comme la première impression n’est pas toujours la bonne penchons-nous sur la mise en œuvre par la SOFICO de sa mission d’équiper les autoroutes wallonnes de bornes rapides.
Le Plan de déploiement est donc entré en vigueur en novembre 2022.
Dès avant cette entrée en vigueur des difficultés avaient été identifiées : le Ministre Philippe Henry expliquait déjà en mars 2022 au Parlement wallon que les disponibilités de cabines moyenne tension devaient être identifiées avec les gestionnaires de réseau de distribution mais aussi que « de nombreux sites prévus sont hors zones gérées par la SOFICO » (étrange puisque la SOFICO gère toutes les aires autoroutières).
Un an après, en juillet 2023, le Ministre confirme que l’analyse approfondie des disponibilités par la SOFICO avec les gestionnaires de réseau de distribution est toujours en cours. Le 5 septembre 2023 le Ministre annonce que « La SOFICO devra lancer son marché de concession début janvier 2024 au plus tard. » .
En janvier 2024 le Ministre Henry interviewé par Sud Info déclare que « la Wallonie est déjà équipée d’un réseau de bornes, tant sur le réseau structurant géré par la SOFICO que dans les espaces privés accessibles au public. » et que « La machine va accélérer le déploiement. ». La déclaration n’est pas fausse mais elle omet de dire que le réseau n’est pas au niveau des pays voisins et des besoins en Wallonie. Quant à « la machine qui accélère » force est de constater qu’en septembre 2024 la SOFICO n’a toujours pas lancé le marché de concession annoncé.
L’allégorie du Bon Gouvernement
Les responsables publics devraient souvent s’inspirer de « l’Allégorie et les effets du Bon et du Mauvais Gouvernement » qu’héberge le Palazzo Pubblico de Sienne. Le Bon Gouvernement veille à ce que les fonctions publiques, régaliennes mais pas seulement, permettent à la société dans son ensemble de bien fonctionner en visant l’harmonie avec l’environnement, en ville et à la campagne. Les fonctions publiques doivent donc être, au quotidien, efficientes et diligentes.
Au XXIème siècle l’urgence climatique commande au bon gouvernement de veiller à ce que la transition vers les énergies décarbonées soit, au quotidien, une priorité gérée avec efficacité et diligence. Dans le transport l’électrification automobile est la voie la plus efficiente pour se passer des énergies carbonées. Il est surprenant, dans le dossier du déploiement des bornes de chargement électrique en Wallonie (sur les autoroutes et partout ailleurs) que le Ministre Henry (Ecolo) n’ait pas été capable d’amener sa région sur la trajectoire rapide qu’ont suivi la France, la Suisse, l’Italie ou le Luxembourg.
Le nouveau gouvernement wallon installé à l’été 2024 s’annonce pragmatique. Sa déclaration de politique régionale précise : « Des super-chargeurs seront déployés dans les plus brefs délais le long des grands axes routiers et autoroutiers, afin de permettre des recharges rapides et efficaces lors des longs trajets. Entre autres mesures, les marchés de concession des bornes seront séparés des marchés de concession de carburant. ».
François Desquesnes (Les Engagés) est notamment Ministre des Infrastructures et de la Mobilité. Je lui donne rendez-vous, ainsi qu’au Ministre-Président, André Dolimont (MR), à l’été 2025. Voilà un beau défi dans un délai pas trop bref.
En synthèse
1°) Le voyage routier électrique ne s’avère pas plus compliqué que le voyage (à l’énergie) fossile
2°) Tout au long de ce voyage estival il n’y a pas eu de raison d’avoir de « range anxiety »
3°) Plus cher à l’achat le véhicule électrique est en général beaucoup moins cher à l’usage sauf à utiliser des chargeurs super-rapides
4°) Le réseau autoroutier de la Wallonie est un désert électrique
5°) Les voyageurs électriques veilleront donc à se recharger avant d’entrer en Wallonie ou après en être sorti : l’offre est abondante, efficace et pas trop chère
6°) La gouvernance publique de la Wallonie (gouvernement, SOFICO) s’est montrée inapte à gérer un déploiement de bornes électriques efficace et diligent comme l’ont fait les pays européens voisins et d’autres plus lointains
7°) Rendez-vous, à l’été 2025, avec le nouveau gouvernement wallon. Et une meilleure gouvernance ?
Michel Allé
septembre 2024